Pierre Cornu, historien (Université Clermont 2), a assisté à l'opération de communication de Nicolas Sarkozy, ce
jeudi 3 mars 2011, dans sa ville du Puy-en-Velay. Il dépeint son impression désagréable de «se sentir comme les honnêtes citoyens des petites villes de l'arrière-pays tunisien quand Ben Ali
effectuait sa tournée des caciques et faisait applaudir sur ordre des discours creux».
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Ce jeudi 3 mars 2011, Nicolas Sarkozy rendait visite à son ministre Laurent Wauquiez dans «sa» ville du Puy-en-Velay, chef-lieu de la Haute-Loire. Trois heures de visite,
c'était finalement plutôt flatteur pour les Ponots si l'on établit une comparaison avec les cinq heures de la visite du chef de l'État en Turquie la semaine précédente. À vrai dire, ce n'était
pas vraiment le ministre en charge des Affaires européennes, et encore moins la préfecture de la Haute-Loire et sa population qui intéressaient le président. C'était un décor, celui d'une
cathédrale romane, témoignage de pierre du temps des pèlerinages et des croisades. Un lieu idéal pour une séquence costumée de conjuration du péril sarrasin qui venait de faire chuter la
ministre des Affaires étrangères.
Le Puy-en-Velay a longtemps été un bastion clérical et conservateur. Préfecture d'un département de montagne très
peu industrialisé hors sa frange orientale, ville épiscopale réputée pour l'intransigeance doctrinale de ses clercs, ce n'est que dans les années 1970 qu'elle a commencé à changer de visage
avec le développement des services et du tourisme, mais aussi d'une activité productive diversifiée et dispersée en petites unités dans tout le territoire. Toujours aux mains de la droite, la
mairie du Puy et le conseil général évoluaient vers une démocratie chrétienne plus tolérante et soucieuse de mettre en valeur un patrimoine bâti exceptionnel, mais rendu sinistre par le
vieillissement et l'abandon de quartiers entiers de la vieille ville. De fait, il fallait l'entrain des scouts et le soleil du mois d'août pour donner une illusion de vie au sanctuaire marial.
Les habitants, eux, préféraient construire des pavillons dans les communes alentour et saluer de loin les dernière robes noires et cornettes d'une forteresse épiscopale en pleine
déliquescence.
Lors des élections nationales, les électeurs du Puy et de son agglomération suivaient d'ailleurs le mouvement
général des villes petites et moyennes du centre et de l'ouest du pays, inclinant de plus en plus fortement à gauche. À chaque élection municipale, les scores se resserraient, et la gauche
s'installa même à la mairie pour un mandat, de 2001 à 2008. Certes, Laurent Wauquiez, héritier de Jacques Barrot et de son clientélisme paternaliste, effectua la reconquête de la municipalité
dès 2008, grâce à son prestige de jeune secrétaire d'État et aux faiblesses bien réelles de la gauche départementale et municipale. Mais il le fit en composant une liste et un projet qui
étaient la négation de tout ce qu'il incarnait à Paris. À l'évidence, la jeune génération avait bien retenu de Jacques Chirac les avantages du double discours, chien de berger au pays et loup à
la capitale.
Les années 1990-2000 connurent ainsi une double évolution assez paradoxale: d'une part, le Puy s'affirmait comme
une ville tertiaire à l'identité politique toujours solidariste mais de moins en moins chrétienne, et d'autre part, la réinvention du pèlerinage de Compostelle comme parcours à la fois sportif,
bucolique et spirituel incitait la ville à mettre en avant son prestigieux patrimoine bâti et à revendiquer son identité de «ville d'art et d'histoire», marquée par le fort succès des très
profanes fêtes costumées du Roi de l'Oiseau.
De fait, la Haute-Loire des années 2000 ressemble bien peu à l'image d'elle-même qu'elle vend aux touristes. De
moins en moins agricole, de plus en plus précaire, avec des services publics sinistrés par le désengagement de l'État, elle ne doit qu'à sa propre solidarité interne et à la prospérité de
quelques secteurs la qualité de vie à laquelle elle est attachée, une qualité de vie fragilisée dans l'est du département par un Front national qui a réussi à faire de la petite population
d'émigrés turcs le bouc émissaire des difficultés sociales du moment.
Signe de ces mutations socioéconomiques, depuis les grandes grèves de l'automne 1995, Le Puy se distingue par des
cortèges de manifestants particulièrement impressionnants en comparaison de sa population totale. Au Puy comme ailleurs, les chiffres varient du simple au quadruple selon les sources, mais il
est raisonnable de penser que les sommets se situent au-delà des 10 000 manifestants dans les événements les plus réussis, soit plus du quart de la population de l'agglomération. Et
lors des manifestations contre la réforme des retraites à l'automne 2010, on a pu observer à de nombreuses reprises des cortèges de ce type, toujours bon enfant, un peu indécis dans leurs mots
d'ordre et maladroits dans leur mise en scène collective, mais puissants et déterminés à faire entendre, sous les fenêtres du maire et de l'évêque, qu'ils ne se nourrissaient pas d'air pur et
de spiritualité. Laurent Wauquiez le sait bien, et les élections régionales l'ont confirmé, le sarkozysme n'est pas populaire en Haute-Loire, même au sein d'une majorité départementale qui ne
décolère pas contre le mépris dont ce pouvoir témoigne envers les territoires ruraux dès que ceux-ci demandent autre chose que la reconnaissance symbolique de la «France des terroirs»...
Le matin du 3 mars 2011, jour de la visite présidentielle, il y avait deux modestes rassemblements au Puy. L'un,
franchement très modeste, de badauds et de dévots sagement installés derrière des barrières dans la rue piétonnière montant à la cathédrale. Le lieu est idéal pour les photos, et plus encore
pour le contrôle policier: cent mètres de pavés rugueux à affronter, des volets clos pour la plupart, une vieille ville sans touristes dans les dernières rigueurs de l'hiver, et rien d'autre à
gauche et à droite que des venelles étroites qu'un agent de sécurité un peu large d'épaules suffit à barrer. L'autre rassemblement, un peu plus fourni, même s'il a été difficile à la CGT de
rameuter ses troupes en 48 heures en pleine période de congés scolaires dans l'académie, avait été confiné sur une place à l'écart de toute circulation et hors de la vue du cortège présidentiel
et médiatique. Le lieu était idéal pour ne pas prendre de photos, et surtout pour contrôler aisément toute velléité de déborder le service d'ordre et d'aller semer la pagaille dans la vieille
ville. Peut-être malgré tout avait-on pensé faire plaisir aux manifestants en leur proposant la Place de la Libération? Ils l'avaient d'ailleurs rebaptisée Place Tahrir.
Mais les Ponots connaissent cette place pour être en fait un cul-de-sac donnant principalement sur la caserne des
gendarmes et celle des pompiers... Bref, les manifestants qui avaient eu l'obligeance de respecter le lieu de rassemblement prévu se sont trouvés pris dans une nasse, une nasse bouchée par une
quantité impressionnante de véhicules appartenant aux Compagnies républicaines de sécurité, avec leurs grilles anti-émeute déployées. On a pu vérifier que même sans banderole ni cocktail
Molotov sortant de la poche, il était impossible de sortir de la place une fois que l'on s'était décidé à aller y serrer quelques mains. Il ne fallait pas troubler le recueillement du président
dans la cathédrale. Les compagnies républicaines de sécurité, cela sert aussi à cela. Les premiers rangs qui tentèrent un moment d'avancer vers les boulevards comprirent assez vite, après
quelques coups de matraque et un peu de gaz, que l'on était effectivement revenu au temps des croisades pour ce qui est des droits civiques. Mais ce n'était que pour les besoins du tournage:
une fois les images dans la boîte, les CRS redevinrent bonhommes, et chacun put circuler librement.
Quant au discours du président-candidat dans les locaux du Conseil général, on se contentera d'en dire qu'il
n'était guère inspiré, reprise paresseuse d'autres discours prononcés dans d'autres décors, évoquant les grandes heures et les monuments de l'histoire nationale avec les accents désuets d'un
manuel de l'enseignement catholique primaire d'avant-guerre.
Non, décidément, rien de particulièrement scandaleux, rien de vraiment odieux en soi dans cette visite à la
vieille dame. Juste un sentiment désagréable. Quelque chose qui faisait que, malgré tout, l'on ressentait comme scandaleuse et odieuse cette triste opération de communication. Or, ce quelque
chose, c'est justement ce que cette opération était censée faire oublier: le contexte, l'état du monde dans lequel s'enchâssait ce minuscule événement. Les révolutions sur l'autre rive de la
Méditerranée, formidable soulèvement d'un monde arabo-musulman fantasmé et construit par l'imaginaire occidental depuis le Moyen âge. Un monde arabo-musulman dont on peut voire le reflet,
justement, sur la façade de la cathédrale du Puy, chef-d'œuvre d'un art médiéval nourri d'une fascination ambivalente pour l'Orient.
Mais le monde arabo-musulman a trahi l'orientalisme: le voilà qui, contre toute attente, réclame les droits de
l'homme, les droits sociaux, un accès aux réseaux modernes d'information et de circulation des idées. Des emplois dignes, des salaires décents, et la possibilité d'accueillir le visiteur sans
plus avoir à se déguiser en chamelier ou en serviteur muet et dévoué. Du patrimoine tant que vous voudrez, mais plus de soumission ni d'aliénation. Et nous, honnêtes citoyens du Puy et de la
Haute-Loire, nous nous sommes sentis, dans cette journée du 3 mars, un peu comme devaient se sentir les honnêtes citoyens des petites villes de l'arrière-pays tunisien quand Ben Ali
effectuait sa tournée des caciques et faisait applaudir sur ordre des discours creux, destinés à légitimer un modèle de développement qui ravalait le pays réel au rôle de figurant dans un
spectacle oriental kitsch réservé au délassement des élites européennes. Oui, subitement, la géographie s'est inversée, et c'est nous qui découvrons notre aliénation à une figure réactionnaire
de notre identité destinée à nous priver de toute souveraineté réelle.
Voilà, trois heures de visite, et le résultat est là: quelques belles images, des phrases soigneusement calibrées
pour susciter réactions et polémiques (tout en laissant aux adversaires le rôle des méchants agresseurs), et un ministre ravi d'avoir fait les honneurs de son fief. Le théâtre de l'appareil
d'État en campagne peut replier son matériel, les CRS retourner dans leurs casernes et les Ponots retrouver leurs soucis ordinaires. Une nouvelle boule à neige a été ajoutée à la collection du
président. Car c'est là son principal talent: tout ce qu'il touche, il le transforme en boule à neige. Le Mont-Saint-Michel, le Plateau du Vercors, La cathédrale du Puy, tout finit dans une
boule à neige télévisuelle destinée à flatter une conception naïve et aliénante de l'identité nationale. Aux habitants de ce pays de décider s'ils se trouvent bien dans une boule à neige, ou
s'ils ont l'énergie de la briser et d'affirmer non pas une identité figée et craintive, mais des aspirations tournées vers un monde extérieur qui n'est pas seulement fait de menaces et de
peurs, mais aussi d'espoirs et de causes qui méritent l'engagement.
Source Médiapart.